Un capitalisme sous perfusion

Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises

Avec la pandémie apparue à l’hiver 2019-2020, les aides publiques aux entreprises ont atteint des niveaux historiques. Du fait de la mise sous cloche de la société pour combattre la propagation du virus et épargner autant que faire se peut les capacités hospitalières, l’économie s’est retrouvée à l’arrêt, et les pouvoirs publics ont cherché à compenser les conséquences négatives pour les entreprises et les ménages de la mise en coma artificiel de l’activité. Les pouvoirs publics ont fait preuve d’un réel volontarisme pour voler au secours des entreprises et préserver leurs capacités à rebondir une fois la situation épidémique maîtrisée. Parmi le lot de mesures de soutien aux entreprises, cinq semblent se dégager : l’instauration de prêts garantis par l’État pour sécuriser au mieux la gestion de trésorerie des entreprises touchées ; la mise en place d’un fonds de solidarité pour indemniser les secteurs économiques les plus atteints ; l’abondement au financement du chômage partiel, l’État contribuant ainsi au maintien dans l’emploi de salariés dont l’activité était empêchée ; la prise en charge des coûts fixes des entreprises pour leur permettre de tenir le choc dans une période où les chiffres d’affaires contraints par les fermetures administratives ne suffisaient plus à les amortir ; le report ou l’annulation de certains prélèvements obligatoires.

Les montants en jeu sont colossaux. D’après le ministère de l’Économie, des finances et de la relance, les prêts garantis par l’État représentaient un montant de plus de 140 milliards (mds ci-après) d’euros à fin novembre 2021. Le fonds de solidarité a entraîné le versement de plus de 38 mds € avec une aide qui a surtout été à destination du secteur de l’hôtellerie-restauration (13 mds €). Le dispositif d’activité partielle représentait 27,1 mds € en 2020 et encore 10 mds € en 2021, ce qui aurait permis, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), de préserver 1,4 million d’emplois en équivalent temps plein en 2020 et encore 500 000 emplois en 2021. Toujours selon l’OFCE, les reports de cotisations sociales et de dette fiscale se montaient à respectivement 24 et 3 mds €. L’accumulation de ces chiffres le montre : la puissance publique a très largement endossé le coût de la crise économique liée à la pandémie, le creusement du déficit public (à – 9,2 % du PIB selon l’Insee) reflétant fidèlement l’ampleur de la récession (à – 7,9 % en 2020 toujours selon l’Insee).

Si la période du Covid-19 a souligné avec une acuité spectaculaire le rôle des aides publiques pour maintenir sur pied les entreprises, il ne s’agit que d’une partie seulement d’un processus plus ample et plus ancien de développement de dispositifs de soutien à destination des entreprises par l’État depuis maintenant plusieurs décennies. Les mesures d’urgence pour pallier les effets de la pandémie sur l’activité ne sont en fait que le dernier chapitre en date d’une tendance plus structurelle de l’État à apporter un soutien financier aux entreprises.

Depuis 1993 et la mise en place d’exonérations de cotisations sociales employeurs pour les salariés proches du Smic, plusieurs dispositifs d’aide aux entreprises ont en effet été instaurés, avec parmi les plus récents le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2013, le Pacte de responsabilité en 2015 et la transformation du CICE en baisse de cotisations sociales employeurs en 2019.

Compte tenu de l’ampleur du CICE, l’évaluation de son efficacité s’est vite imposée comme un impératif. La question de l’évaluation de la sensibilité – « l’élasticité » – de l’emploi au coût du travail s’est donc reposée avec acuité au cœur des débats, au sein des études empiriques portant sur les effets microéconomiques et macroéconomiques des politiques d’aide aux entreprises (en particulier les travaux du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, LIEPP, de l’Institut des politiques publiques, IPP, de l’OFCE et les rapports de France Stratégie). Le titre d’une note du Conseil d’analyse économique (CAE) semble même indiquer que les gouvernements successifs auraient pu aller trop loin dans les politiques de baisse de cotisations, notamment en cessant de les cibler sur les seuls bas salaires.

La présente étude propose de se pencher sur cette question des aides publiques aux entreprises. Plus précisément, nous proposons d’examiner la question en plusieurs étapes. Le questionnement qui sera poursuivi est constitué de quatre grandes questions transversales qui structurent l’ensemble de nos investigations : combien ? Pourquoi ? Pour quels effets ? Enfin, pour terminer, à quelles conditions ?

La première partie du rapport sera donc consacrée à la mesure du phénomène. Il est en fait difficile d’obtenir des informations statistiques sur l’ensemble des mesures d’aide aux entreprises et leur évolution dans le temps. Chaque année, plusieurs dizaines de milliards d’euros bénéficient aux entreprises sans que pour autant la puissance publique puisse indiquer avec exactitude les montants en jeu. Il n’existe aucun document administratif qui unifie l’ensemble de ces aides aux entreprises, aucun cadre harmonisé unifié permettant de suivre leur évolution dans le temps. La première exigence que nous avons cherché à satisfaire est donc de mettre au clair l’ampleur de ces aides.

En effectuant des recoupements sur la base de sources variées, on s’aperçoit que les aides publiques aux entreprises peuvent représenter l’un des plus importants postes budgétaires des administrations publiques sans pour autant être explicitement présentées ainsi. Il ressort également de ce travail d’enquête que les aides publiques aux entreprises n’ont cessé d’augmenter depuis le début des années 2000 : alors qu’elles oscillaient en moyenne autour de 30 mds € (courants) par an dans les années 1990, la montée en charge des aides publiques a été spectaculaire depuis 2001 pour atteindre un montant de plus de 100 mds € par an dès 2008 (157 mds pour l’année 2019). Les montants en jeu étant si importants, il est primordial de se poser la question des raisons pour lesquelles ces aides sont mises en place. C’est l’objet de la deuxième partie du rapport. Les aides publiques sont mises en place selon des arguments précis que l’on peut trouver dans la théorie économique et sont toujours destinées à atteindre un objectif en termes d’emploi, d’innovation, d’investissement, etc. La discussion autour des effets théoriques des mesures de baisse de coût du travail et la revue de la littérature empirique dans ce domaine peuvent laisser de légitimes doutes sur la pertinence de ces mesures, compte tenu d’effets modestes sur l’emploi. Ces politiques peuvent en effet entraîner des effets d’accoutumance et de dépendance. Les effets des aides publiques aux entreprises ne sont donc en réalité pas symétriques et réversibles à la hausse et à la baisse, en ce sens que leur mise en place n’atteint pas les objectifs fixés (en termes d’emplois notamment), mais que leur suppression entraîne des effets néfastes (sur l’emploi) en retour. Ces mesures ont donc l’inconvénient d’avoir un coût permanent pour un effet temporaire… ce qui légitime, aux yeux de leurs partisans, d’« augmenter la dose » à intervalle de temps régulier.

Par ailleurs, les partisans des aides aux entreprises avancent parfois qu’en dehors des effets sur l’emploi, ces mesures visent avant tout à améliorer les capacités d’innovation des entreprises. Dans la troisième partie du rapport, nous nous penchons donc plus spécifiquement sur le lien entre l’innovation et les aides publiques. Du fait de nombreux effets d’aubaine, on ressort de cette partie avec la conviction que l’innovation est davantage au rendez-vous quand l’État investit lui-même plutôt que quand il se contente d’essayer d’inciter les entreprises à innover. Est-ce alors à dire qu’il conviendrait de supprimer sans autre forme de procès l’ensemble de ces aides ? La réponse n’est bien sûr pas aussi simple.

Enfin, La quatrième et dernière partie du rapport retrace dans un modèle macroéconomique les différentes (in)efficacités des mesures de baisse de prélèvements obligatoires des entreprises selon qu’elles s’accompagnent ou pas de certaines contreparties, et comparativement à la dépense publique directe. La conclusion sert de base à une ouverture sur la question de la conditionnalité.

Un capitalisme sous perfusion