« Refusez d’obéir,
Refusez de la faire,
N’allez pas à la guerre,
Refusez de partir,
S’il faut donner son sang,
Allez donner le vôtre,
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le président ».
(Boris Vian, Le déserteur)

 

Il y a un peu plus de 100 ans, Léon Jouhaux, alors secrétaire général d’une CGT antimilitariste et internationaliste, se rallia solennellement à l’Union sacrée et précipita la classe ouvrière française dans la Grande Guerre tout en célébrant l’homme de paix qu’était Jean Jaurès, assassiné quelques jours plus tôt. Tout le monde connait la boucherie fratricide qui s’ensuivit. Un siècle plus tard, les temps ont certes bien changé : le barbare n’est plus allemand, la France n’est pas menacée d’invasion et pourtant ce sont les mêmes mots qui reviennent : défense de la civilisation, appel aux armes, vengeance, lutte contre la barbarie, union nationale… des mots qui devraient nous inciter à nous méfier de ce qu’il y a derrière. Si nous rappelons ici le discours funeste de Léon Jouhaux, c’est bien parce que nous croyons que l’histoire sert à apprendre de nos erreurs et à les comprendre. Certains objecteront que la guerre 14-18 était d’une toute autre mesure que ce nous avons vécu il y a quelques jours, et que le conflit qui va suivre ne sera sans doute pas aussi sanglant. Et pourtant, les millions de morts sont déjà là car la guerre dans laquelle la France se précipite dure depuis 14 ans et nous connaissons le résultat : la Libye n’existe plus, la Syrie et l’Irak sont des champs de ruine, les talibans sont toujours en Afghanistan, le Yémen est à feu et à sang.

Comme nous l’avons fait dans un précédent communiqué, nous condamnons avec la plus grande fermeté les attentats terroristes de Paris, nos pensées vont vers les proches des victimes du 13 novembre mais aussi vers ceux de Beyrouth, Bamako et de Tunisie et partout ailleurs dans le monde où des femmes, des enfants et des hommes meurent sous les coups du fanatisme religieux. Si la terreur inspire logiquement la peur, la meilleure réponse que nous pouvons y apporter est d’essayer de prendre du recul et de ne pas tomber dans une pensée binaire primaire qui nous enfermerait dans un camp ou dans un autre. Se poser la question des causes du terrorisme et non prendre pour acquis le discours guerrier qui est aujourd’hui omniprésent, essayer de changer d’échelle en prenant en compte, non pas seulement les victimes françaises du terrorisme, mais aussi celles qui quotidiennement meurent de l’autre côté de la Méditerranée, c’est d’abord cela résister.

Mais nous devons également nous interroger sur notre propre responsabilité en tant que citoyen, au-delà des réflexes identitaires ou patriotiques. Il nous parait ainsi impossible de partager la même interprétation des valeurs républicaines que le gouvernement et tous ceux qui se sont ralliés à l’union nationale. Rappelons qu’il y a quelques semaines encore notre premier ministre, qui jure aujourd’hui d’éradiquer le terrorisme (ce que l’armée américaine et ses centaines de milliards de dollars de budget militaire n’ont jamais réussi à faire), était en visite amicale en Arabie Saoudite se ventant d’un “partenariat exceptionnel et privilégié” avec un régime qui précisément est à l’origine du fondamentalisme islamiste. La France est aujourd’hui le principal allié de ceux qui financent le terrorisme et auxquels on vend des armes, et nos hommes politiques de droite comme de gauche qui donnent des leçons de patriotisme s’affichent régulièrement comme les grands amis des dictateurs saoudiens et qataris. C’est aussi contre cette hypocrisie que nous devons nous insurger. Il est ici impossible de faire l’impasse sur la responsabilité des états occidentaux et leurs alliés dans la déstabilisation permanente des pays arabo-musulmans et africains. La France elle-même a largement participé aux coalitions internationales en Afghanistan et en Libye, laissant ces pays dans un chaos sans solutions, armant des groupes d’opposants qui sont aujourd’hui affiliés à Daesh.

Alors à qui profite le crime ? Le gouvernement, par la décision d’appliquer des mesures exceptionnelles ne remet aucunement en cause ses partenariats douteux avec les pétromonarchies, reste silencieux sur les ventes d’armes dans cette partie du monde, ne remet pas en cause les ingérences des politiques néocoloniales qui participent du ressentiment anti-français. Au lieu de cela, il accentue une guerre qui est une impasse depuis son commencement et en profite au passage pour restreindre nos libertés en annonçant un Ersatz de patriot act à la française qui s’annonce déjà aussi vague qu’inefficace. Il réactive dans une rhétorique guerrière des dispositions héritées de la guerre d’Algérie dont l’article 16 sur l’attribution de pouvoirs exceptionnels et la mise en place de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire national (appliqué jusqu’ici que par De Gaulle) qui permet au moment opportun de stopper les mobilisations sociales prévues dans la santé, à Air France et pour la COP 21. Enfin, il nous promet l’impossible : détruire par la terreur un mouvement qui se nourrit de la terreur.

Le syndicalisme est là pour rappeler que nous ne sommes pas assujettis à la volonté des classes dominantes mais que ce sont les travailleurs qui doivent lutter pour leur propre émancipation. Et l’émancipation passe par la recherche d’une grille de lecture que nous devons construire et adapter en permanence à la situation présente. Le nationalisme qui consiste à opposer un pays et ses valeurs à un ennemi proche ou lointain a déjà suffisamment fait de dégât par le passé pour que nous sachions qu’il est contraire à nos intérêts. Alors oui ! L’union nationale fait partie de cet engrenage catastrophique qui risque de précipiter notre société dans une instabilité permanente, d’encourager la xénophobie et l’islamophobie ambiante, ouvrant la porte à toutes les amalgames et faisant ainsi le jeu de la droite conservatrice et du fascisme. La violence nous touche toutes et tous avec des intensités différentes : que ce soient les travailleurs du tiers-monde soumis à la loi du marché et de la guerre sans aucuns droits en retour ou les salariés français appelés à se serrer la ceinture après une crise provoquée par la dérégulation capitaliste et qui demain feront les frais de l’effort de guerre. Et tandis que Paris a connu vendredi ce que vivent les irakiens et les syriens quotidiennement, des entreprises font de cette guerre leur fonds de commerce. Nous ne citerons, en ce qui concerne notre secteur d’activité, que Bearing Point, société de conseil en charge de la reconstruction économique de l’Irak, qui a versé des centaines de milliers de dollars dans les caisses du parti républicain et dont les bénéfices irakiens se chiffrent en centaine de millions de dollars pour un résultat proche du néant.

Alors interrogeons-nous ! Pourquoi cette guerre contre le terrorisme ? Pourquoi aujourd’hui Hollande continue ce que Bush a commencé hier ? Pour quelles raisons ont été tué trois millions de personnes innocentes dont les 129 morts du 13 novembre ? Tous ces morts ne sont pas tombés pour leur pays, ils n’étaient en guerre contre personne mais ont été victimes des guerres des autres, doublement victimes du totalitarisme islamiste et de l’ingérence occidentale, deux fléaux qui depuis le début de ce siècle s’alimentent mutuellement dans un conflit sans fin. Nous refusons catégoriquement toute trêve sociale qui dépassera le temps du deuil, car, oui, nous devons prendre les armes, nos armes : la lucidité, la grève, la solidarité, la fraternité avec ceux qui souffrent et ceux qui fuient les conflits. A nous d’imposer un état d’urgence … sociale ! Car nous sommes toutes et tous victimes d’un système économique où quelques-uns s’enrichissent sur le dos du plus grand nombre en réduisant les droits des peuples et en les spoliant. Un système qui ne peut survivre que par des crises et des guerres et dans lequel, Monsieur le Président, nous ne donnerons pas notre vie pour vos profits !