Position fédérale concernant le rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises relatif aux nouveaux modes de travail et de management.

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Dans la lignée du rapport « Réguler les plateformes numériques de travail » remis au Gouvernement par l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation Jean-Yves FROUIN, le Sénat a rendu public un Rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises relatif aux nouveaux modes de travail et de management, par les Sénateurs Mme Martine BERTHET, MM. Michel CANÉVET et Fabien GAY. Après de nombreuses consultations, les sénateurs préconisent de « Assouplir les conditions de recours au portage salarial afin d’en faire bénéficier des travailleurs moins qualifiés » (Proposition n°9).

Or comme l’indique le groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Ecologiste (CRCE), dans sa contribution écrite : « c’est bien une extension du portage salarial qui est proposé par le rapport qui propose d’assouplir les conditions de recours au portage salarial afin d’en faire bénéficier des travailleurs moins qualifiés. Ce qui entrainera une nouvelle précarisation et une baisse sensible des rémunérations. »

Bien entendu, nous partageons totalement cette analyse, d’autant que malgré la règlementation actuelle, le statut de salarié porté est un statut précaire et pas aussi rémunérateur que certaines personnes veulent nous faire croire.

En effet, selon le rapport publié par la branche en novembre 20192 :

  • 56% des contrats de portage salarial sont des CDD.
  • 64% des salariés portés ont moins de 2 ans d’ancienneté, dont 39% ont moins d’un an.
  • Un peu plus de 75% des salariés portés perçoit annuellement moins de 27 459,60 € qui correspond à équivalent annuel de la rémunération minimale conventionnelle pour le premier niveau de classification. Dans le même temps, nous constatons que 12% des salariés portés ont perçu une rémunération mensuelle supérieur à 40 000 € représentant 46% de la rémunération globale versée dans la branche.

La précarité règne donc déjà bien dans la branche du portage salarial où une infime partie des salariés portés vivent convenablement.

La remise en cause de l’article L.1254-2 du Code du travail et des articles 2 et 21.3 de la convention collective de branche des salariés en portage salarial du 22 mars 2017, et notamment de l’exigence d’une qualification minimale de niveau 5 de l’Education Nationale et d’une rémunération mensuelle équivalente à 70% du PMSS (Plafond Mensuelle de la Sécurité Sociale) de 2017 (soit 2 288,30 €) ouvrirait donc les portes à une augmentation de la précarisation du statut et à une baisse quasi-automatiquement des rémunérations perçues, à la fois, pour les nouveaux entrants mais aussi pour ceux déjà en fonction.

La mise en œuvre d’une telle proposition serait plus une aubaine pour les entreprises de portage salarial (EPS) qui verraient ainsi voir élargi leur clientèle potentielle, à laquelle elles pourront ponctionner entre 7 et 12% de frais de gestion, sans parler des autres frais couverts par l’avenant n°2 de la convention collective.

Le bénéfice pour les futurs, mais aussi les actuels, salariés portés est loin d’être assuré, notamment si cela a comme conséquence d’attirer les auto-entrepreneurs « ubérisés ». Bien sûr, ils profiteront de la couverture du régime de protection sociale (assurance maladie, retraire, chômage, etc.), mais à quel prix ? Notamment pour les « ubérisés » dont les revenus sont extrêmement faibles.

Ce que semblent oublier les sénateurs, ou du moins ne veulent pas prendre en considération, c’est que pour pouvoir « gagner sa vie » en portage salarial, il faut bénéficier à la fois de solides compétences mais aussi d’un non moins important réseau de clients potentiels. C’est à ces conditions que le salarié porté est assuré d’avoir une certaine indépendance, notamment financière.

Une indépendance qui est déjà loin d’être garantie pour bon nombre de salariés portés qui se voient imposer le statut de portage salarial en même temps qu’une EPS par leur client, et ce pour ne pas procéder à une embauche dans leur entreprise. Et qui n’existe quasiment pas pour les salariés « ubérisés » comme l’ont démontré les nombreuses requalifications de la relation de travail en contrat de travail de droit commun.

C’est d’ailleurs, ces requalifications sont à l’origine de cette demande d’ouverture du portage salarial à d’autres catégories de travailleurs. Le but étant, bien entendu, de protéger les grandes plateformes numériques de ce type de déboires.

Mais l’insertion d’une EPS comme intermédiaire ne résoudra pas vraiment la question du lien de subordination entre l’entreprise cliente et le salarié porté. Pour rappel, la Cour de cassation définit le lien de subordination comme suit : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. ».

Sans oublier, qu’en vertu de l’article L.1254-3 du Code du travail, « L’entreprise cliente ne peut avoir recours à un salarié porté que pour l’exécution d’une tâche occasionnelle ne relevant pas de son activité normale et permanente ». Or l’activité des grandes plateformes est bien la fourniture d’un service particulier de façon permanente à ses clients. Dès lors, le portage salarial ne semble pas vraiment adapté au but recherché.

Mais « la vérité n’est-elle pas ailleurs ? », comme dit Mulder dans X-Files.

La volonté du politique ne serait-elle pas de vouloir détricoter le CDI « trop inflexible » aux dires du patronat pour lui préférer une forme plus malléable proche du contrat de louage d’ouvrage qui figurait aux articles 1787 à 1799 du Code civil, dit Napoléon, créé par la loi 1804-03-07 et promulguée le 17 mars 1804. Un contrat qui permettait de payer les travailleurs à la tâche ou à la journée, en fonction de l’activité.

C’est donc un formidable bond dans le passé que vous nous proposez, et non une réelle avancée sociale.

Nous sommes prêts à discuter avec vous, à votre convenance, de ce sujet. Et nous nous ferons un devoir de répondre à vos interrogations sur ce statut.

Veuillez agréer, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, l’expression de nos salutations distinguées.