Guides des « bonnes pratiques » et obligations de sécurité de l’employeur

Le gouvernement et le patronat ont préparé la reprise d’activité en s’appuyant sur la négociation de « guides sectoriels de bonnes pratiques ». Ces derniers visent à compléter les dispositions générales du code du travail relatives aux obligations des employeurs en matière la santé et sécurité des salariés dans le cadre de la crise sanitaire actuelle.
Le patronat compte ainsi s’exonérer de ses responsabilités envers les salariés. En effet, dès lors qu’auront été négociés ces guides, le juge pourrait être influencé et avoir tendance à considérer que l’employeur a répondu à ses obligations en suivant strictement les recommandations décrites – même si elles sont partielles ou ne répondent pas aux besoins ou réalités des conditions de travail dans les entreprises. Et ce serait faire peser un risque aux salariés d’être déboutés. De la même manière, la nature juridique des guides ou fiches métiers n’est pas évidente, et un employeur pourrait reprocher à un salarié ou un syndicat de ne pas les avoir contestés devant le juge.
Pour ces raisons, il est impératif de prêter tout d’abord une grande attention à la négociation de ces accords. Nous recommandons également aux syndicats et aux fédérations de ne pas les signer et de communiquer publiquement leurs analyses sur les manquements en matière de protection des salariés. C’est à ces conditions que nous pourrons faire valoir les droits des salariés en justice ultérieurement, et faire reconnaitre la responsabilité le cas échéant des employeurs.

L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique des salariés. La force de cette obligation de sécurité est définie par la Cour de cassation, qui a fait évoluer sa jurisprudence en 2015.

Avant 2015, c’était une obligation de sécurité de résultat. Cela signifiait que pour savoir si la responsabilité de l’employeur pouvait être engagée, on regardait seulement le résultat, c’est à dire l’état de santé du salarié. Si la santé du salarié était atteinte, la responsabilité de l’employeur était automatique. Cela valait également pour la prévention des risques : dès lors qu’un employeur exposait un salarié à un risque sans prendre les mesures de protection appropriées, il manquait à son obligation de sécurité de résultat. De la même manière, la responsabilité de l’employeur pouvait être engagée si le risque se réalisait, quand bien même il aurait pris toutes les mesures nécessaires pour l’éviter.

Depuis 2015, la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence en faveur des employeurs. Désormais, si l’employeur justifie avoir pris toutes les mesures nécessaires, il ne manque pas à son obligation de sécurité même si la santé du salarié est atteinte. L’obligation de sécurité est donc maintenant une obligation de moyen renforcée : la responsabilité de l’employeur n’est plus recherchée en fonction de l’atteinte effective à l’état de santé du salarié, mais en fonction des moyens qu’il a mis en oeuvre pour essayer de la préserver.

L’enjeu est donc désormais de savoir si l’employeur a réellement pris toutes les mesures nécessaires pour garantir la santé de ses salariés.

Les mesures nécessaires ne sont pas clairement définies par le Code du travail, qui fait seulement référence à des obligations générales relatives à des actions de prévention, d’information, de mise en place d’une organisation et de moyens adaptés, le tout pour notamment éviter, évaluer et combattre les risques qui ne peuvent pas être évités.

C’est précisément l’objet des guides de bonnes pratiques en matière de santé et de sécurité que le gouvernement veut établir au niveau des branches dans le cadre de l’épidémie actuelle : définir quelles sont les mesures nécessaires que les employeurs doivent prendre. Le risque est que si l’employeur respecte ces bonnes pratiques, un juge considère qu’il a mis en oeuvre toutes les mesures nécessaires pour garantir la santé des salariés et que sa responsabilité ne peut donc pas être recherchée, même en cas de contamination. C’est d’ailleurs l’objet de la communication gouvernementale, qui estime que si l’employeur respecte les recommandations sanitaires, il respecte son obligation de sécurité. Si les organisations syndicales signent ce type de guide, cela rendra selon nous encore plus compliqué pour les salariés d’engager la responsabilité de leur employeur en cas de contamination, car un juge pourrait considérer qu’en signant, le syndicat a considéré que les mesures prévues par le guide étaient effectivement suffisantes pour que l’employeur respecte son obligation de sécurité.

Se posait également la question de la valeur juridique des guides de bonnes pratiques et autres fiches conseils métiers destinés à accompagner la reprise d’activité. Sont-ils de simples recommandations, ou sont-ils des actes réglementaires contraignants ? Le Conseil d’Etat a rendu une décision le 29 mai qui pourrait répondre à cette question :

  • S’agissant des guides de bonne pratique : leur publication n’est pas susceptible de recours, il ne s’agit donc pas d’actes réglementaires.
  • S’agissant des fiches conseils métiers : le Conseil d’Etat a analysé leur contenu. Cela signifierait qu’il s’estime compétent pour juger de la légalité de ces fiches métiers, qui auraient donc une nature réglementaire.

La nature de ces documents n’est pas un débat juridique sans conséquence. En effet, si les fiches métiers sont susceptibles de recours comme le laisse entendre le Conseil d’Etat, cela signifie que si un salarié ou un syndicat souhaite engager la responsabilité de l’employeur au regard de son obligation de sécurité, ce dernier pourrait se défendre en disant que si l’on considérait vraiment les recommandations contenues dans les fiches métiers étaient insuffisantes, nous n’avions qu’à en contester le contenu devant le juge. A défaut de contentieux, un employeur pourrait dire qu’il s’agit d’une validation implicite de ces fiches métiers par les salariés et les syndicats. Il est donc d’autant plus important de communiquer par écrit et publiquement sur les lacunes ou les insuffisances de ces fiches métiers.