Au Maroc, les forçats du télémarketing sommés d’aller trimer la peur au ventre

Entre la crainte d’être contaminés par le Covid-19 et celle de perdre leur travail, les salariés des centres d’appels dénoncent des conditions de travail propices à la propagation du virus.

Le Maroc a décrété le 19 mars un confinement total et obligatoire pour tous, sauf pour ceux qui disposent, pour se rendre au travail, d’une attestation dérogatoire de déplacement visée par les autorités. Parmi ceux-là, nombreux sont les travailleurs des centres d’appels à rejoindre encore chaque jour des plateformes d’appels où les distances de sécurité entre les salariés comme les conditions d’hygiène restent aléatoires. Critiqués pour exposer leurs salariés au risque de contagion en maintenant des activités non essentielles, des poids lourds du secteur, comme Majorel ou Comdata, se sont offert ces dernières semaines dans la presse des encarts publicitaires vantant les mesures prises contre le Covid-19 : prises de température, réaménagement des espaces de travail désinfectés chaque soir, individualisation des postes.

Le droit de retrait n’est pas reconnu par la législation

Ayoub Saoud, secrétaire général du syndicat UMT des centres d’appels et des métiers de l’offshoring, y voit surtout une « opération de communication » de ces entreprises pour « redorer leur blason »« Les mesures barrières ne sont pas partout respectées : parfois, des salariés en roulement partagent le même poste, le même casque et de toute façon, les salariés prennent des risques en circulant, en allant au travail », résume ce syndicaliste. Constat confirmé par Karim (le prénom a été changé), qui travaille dans un centre d’appels de LBOS Morocco, une filiale du groupe Lycamobile. « Ici, les conditions de travail misérables nous alarmaient déjà avant le Covid-19, au point que nous avons fait dresser un constat d’huissier pour engager une action en justice. Les locaux, sans fenêtres, sont exigus, les passages étroits, il y a moins d’un mètre entre chaque agent. La société nous fournit du gel désinfectant, mais nous devons acheter nous-mêmes des masques, obligatoires au Maroc depuis lundi. La direction ne nous écoute pas, elle ignore complètement nos demandes et refuse d’investir le moindre centime », témoigne-t-il.

Quelques salariés sont bien passés au télétravail, mais la société refuse de fournir pour cela des ordinateurs portables et de prendre en charge les forfaits Internet. Ceux dont la connexion au domicile est trop médiocre sont tenus de venir travailler dans les locaux de l’entreprise. Par crainte d’être contaminés, alors que le droit de retrait n’est pas reconnu par la législation marocaine, des salariés ont déjà jeté l’éponge et pour ceux qui se déplacent encore, c’est la croix et la bannière : « Avec le confinement, les transports en commun ont été réduits et les places dans les bus ont été limitées », rapporte Karim.

Congés anticipés… ou sans solde

Pour sauver leurs profits, les multinationales de la relation clients ne mettent pas seulement en danger la santé de leurs salariés : elles entendent les pressurer jusqu’au bout. C’est ainsi que des centres d’appels ont instamment « invité » leurs téléconseillers à liquider leurs congés payés, voire à prendre des congés anticipés sur 2021. Dans une note adressée à ses adhérents, la Chambre française de commerce et d’industrie du Maroc conseille d’ailleurs aux entreprises de recourir à ce procédé. « Si le crédit de congés payés est insuffisant, il faut négocier avec les salariés un congé sans solde », suggère-t-elle. Mieux, elle rappelle que « tous les salariés (…) en arrêt d’activité, employés par une entreprise en difficulté, bénéficieront d’une indemnité forfaitaire mensuelle de 2 000 dirhams net ». Soit l’équivalent de 180 euros, la moitié du salaire d’un téléconseiller. « Cette indemnité est financée par un fonds Covid-19 alimenté par des fonds publics et des dons de particuliers. Il a été créé pour garantir un revenu aux salariés des PME et TPE durement affectées par la crise, précise Ayoub Saoud. Pourquoi les mastodontes du télémarketing devraient-ils en bénéficier, eux qui se sont déjà gavés de privilèges fiscaux ? Qu’ils se tournent vers les donneurs d’ordre européens pour garantir la rémunération de leurs salariés ! »

Entre le risque de contracter le Covid-19 et celui de perdre leur emploi, les forçats du télémarketing dont l’activité reste maintenue n’ont pas d’autre choix que d’aller trimer encore, la peur au ventre.

Rosa Moussaoui

Cet article a été publié sur le site du journal “L’Humanité” daté du 10 avril 2020